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Retour sur... le Débats & Controverses "Transformer l'Europe de l'intérieur ?"

Le 23 mai dernier, le GIS Euro-Lab consacrait la nouvelle séance du séminaire Débats & controverses à l'extrême-droite et ses réseaux dans l'Union européenne, en partenariat avec l'Initiative Europe de Sorbonne Université. Retour sur les riches échanges entre les participant·es.

 

Une séance organisée par Pierre Alayrac (Maître de conférences en science politique à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis), Céline Spector (Professeure de philosophie à Sorbonne Université) et Laurent Warlouzet (Professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université).

Avec la participation de Valentin Behr (chargé de recherche en science politique au CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/CESSP) et Estelle Delaine (Maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Rennes 2).

Une marginalité désajustée des acteurs d'extrême-droite au sein de l'UE. Dans le contexte d'une poussée électorale inédite au niveau européen, la connexion des extrêmes-droites entre les sphères nationale et internationale mérite l'interrogation. Au Parlement européen, les élus d'extrême-droite apparaissent comme des élites sociales ayant des comportements attendus au sein d'une telle institution et disposant de ressources académiques et internationales - le mandat européen s'inscrivant dans une poursuite de carrière politique ou une logique de reconversion. Les cas du Fidesz hongrois et du PiS polonais semblent spécifiques, dans la mesure où ces partis ne sont pas classés à l'extrême-droite de leurs champs politiques nationaux respectifs, même s'ils ont connu une poussée conservatrice et illibérale depuis 2010 : implantés dans les jeux politiques nationaux et européens, ils ont su trouver des registres de mobilisation au niveau européen. L'extrême-droite fait appel à des canaux spécifiques de réseautage intellectuel : think tank de support au travail du groupe ECR, investissement des gouvernements polonais et hongrois dans le réseautage international, financement et circulation de fellows, rapport du Mathias Corvinus Collegium (qui a fait l'objet d'une autre séance du séminaire D&CO)... Mais si les différentes équipes parlementaires échangent sur la possibilité d'une union, cette dernière (et la capacité des partis à arriver au gouvernement) est complexifiée par la diversité des réseaux internationaux des extrêmes-droites européennes, bien que l'évolution de ces derniers impactent les circulations d'alliances et des acteurs entre les alliances. 

Les projets européens des extrêmes-droites : cohérence ou morcellement ? Le désajustement des acteurs politiques n'est pas systématique selon les mondes et les territoires dans lesquels se projettent les extrêmes-droites. Des idées similaires peuvent ainsi conduire à des visions de politiques publiques différenciées (ex. quotas migratoires), même si le rapport Corvinus incarne le dépassement de ces contradictions et se projette dans des alliances au-delà de l'Europe. Si la possibilité pour le RN d'accéder au pouvoir en France change le jeu des alliances, on assiste à une faible harmonisation de ces dernières au sein du Parlement européen et à une faible coordination des positions des groupes parlementaires quant aux projets européens. Elles bénéficient toutefois de l'appui d'autres acteurs européens issus de la droite. 

Concrétiser les ambitions : quelles modalités d'actions ? Pour ce faire, les extrêmes-droites s'appuient sur la connexion avec des groupes financiers, le relais d'intérêts industriels ou encore des alliances avec des acteurs extérieurs à l'Union (USA, Russie). Premier commissaire européens issus des rangs de l'extrême-droite, Raffaelle Fitto dispose d'un porte-feuille stratégique (la cohésion et les réformes) à même de questionner sur un possible bouleversement de l'économie politique et institutionnelle de l'UE. Il pourrait mobiliser ses expériences afin de montrer sa capacité de soutien à une politique européenne de consensus, là où sa nomination a fait l'objet d'un accueil bienveillant du groupe ECR et où la politique migratoire trouve des alliés au-delà des extrêmes-droites. Le logiciel qui consistait à catégoriser les eurosceptiques en fonction de leur capacité d'intégration dans les institutions européennes est aujourd'hui à revoir au prisme des arènes d'union des droites. À l'heure où le programme de l'UE apparaît comme à surveiller sur les plans politiques et scientifiques, les extrêmes-droites expriment une volonté d'investir les arènes juridiques comme la CJUE, où leur mobilisation sur les sujets sociétaux reste à ce stade à l'état embryonnaire. Le droit est ainsi mobilisé comme une arme par les eurodéputés d'extrême-droite (dont certains bénéficient d'une formation de juristes), avec des attaques judiciaires envers certaines mesures de l'UE (non nomination de vices-présidents d'extrême-droite à la commission, levées d'immunité...).

Une vision du monde qui relie les extrêmes-droites. Les valeurs traditionnelles et anti-libérales (opposition à l'immigration, aux minorités, au féminisme, à la gauche etc.) relient aujourd'hui ce camp politique au travers d'un triptyque "famille, religion, nation" qui forme un cœur idéologique plus ou moins mobilisé selon les échéances électorales. De quoi entraîner une malléabilité et une recomposition des alliances, à l'heure où certains partis trouveraient une place plus adéquate dans certains groupes parlementaires à la lecture de leurs corpus idéologiques (le groupe ECR dispose par exemple de ressources et de réseaux supérieurs à d'autres groupes). L'intérêt du maintien de différents groupes est à mettre en parallèle avec les constructions historiques et les réputations qui impactent les logiques et les stratégies d'alliances au-delà des idéologies. Au sein du Parlement européen, les positionnements des acteurs à la droite d'autres acteurs apparaissent à la fois comme un enjeu et une variable d'ajustement en fonction des thématiques et des contextes. 

Un débat sur la terminologie. Populisme, conservatisme, euroscepticisme... Autant de termes qui suscitent le débat quand la terminologie est dépendante des observations empiriques. Ainsi, le terme euroscepticisme ne convient par forcément si l'on considère que l'extrême-droite était favorable à la construction de l'Europe des Nations dans les années 80, surtout qu'elle exprime aujourd'hui son intérêt manifeste à prendre part à certaines thématiques européennes ou à en proposer de nouvelles. Rappelant l'actualité de termes déjà existants (autoritarisme, démagogie...), les intervenant·es dressent plusieurs alertes, notamment quant aux volontés d'interroger la possibilité d'un illibéralisme de droite et de gauche (à l'encontre de la définition de Marlène Laruelle*, directrice du programme d'études sur l'illibéralisme à l'université George-Washington). Selon eux, le tournant autoritaire de l'extrême-droite ne doit pas être euphémisé, là où l'usage du terme "conservatisme" connaît une rédéfinition par rapport à son sens originel et questionne sur la manière d'envisager la prise en compte des nouveaux enjeux (multiculturalisme...), à travers une idéologie plus "réactive" que "réactionnaire" du fait de son renouvellement. 

 

 

*« univers idéologique de droite qui estime que le libéralisme, entendu comme un projet politique centré sur la liberté individuelle et les droits humains, est allé trop loin. Ce rejet s'accompagne de positions politiques plus ou moins clairement établies, s'appuyant généralement sur le souverainisme et la défense de la majorité contre les minorités. La nation est conçue de façon homogène et les hiérarchies traditionnelles célébrées »

 

 

La vidéo de la séance sera bientôt disponible en replay. 

Rémi PASTOR